Vers des mobilités raisonnées?
Nos déplacements du quotidien ne sont pas régis uniquement par notre volonté individuelle, mais obéissent à un ensemble de facteurs externes (normes, aménagement territorial), souvent porteurs d’une injonction à une mobilité «raisonnable».
Ce terme «raisonnable» appliqué à nos déplacements révèle lui-même une tension. D’une part, il appelle à réduire les déplacements pour limiter les émissions de CO2 ou l’encombrement des infrastructures. Les débats sur la place à accorder sur la voiture en ville ou sur les autoroutes continuent à ce titre d’occuper l’actualité. D’autre part, s’il apparaît raisonnable de ne se déplacer ni trop loin ni trop vite, il est à l’inverse parfois considéré comme déraisonnable de ne pas aller assez loin, par exemple pour accéder à l’emploi. Dans de nombreux pays développés, les chômeurs et les chômeuses sont (ou ont été) tenus par la loi d’accepter des «offres raisonnables d’emploi», impliquant une heure (France) voire deux heures (Suisse) de trajet (aller) depuis leur domicile.
Notons que cette norme temporelle du trajet raisonnable ignore les différents coûts liés au trajet. L’OMS rappelle par ailleurs qu’un long trajet domicile-travail tend à dégrader la santé et la productivité. Si l’immobilité est un facteur de réduction de l’espérance de vie (via la sédentarité et l’isolement social notamment), l’excès de mobilité serait donc également déraisonnable.
L’aspiration écologique à une mobilité raisonnée entre en tension avec l’injonction qui persiste à la performance, impliquant un monde où il serait raisonnable de travailler loin, consommer vite, en rejoignant des espaces dispersés. Le raisonnable de l’un·e devient le déraisonnable de l’autre. Au-delà de ces injonctions contradictoires, la notion de mobilité raisonnable renvoie à un contrat social qui reconnaît à chacun·e, au-delà des libertés de résidence et de circulation, le droit de se déplacer (aisément) pour satisfaire des droits essentiels (logement, éducation, santé).
Pourtant, ce droit est inégalement assuré; les résident·es urbain·es bénéficient d’alternatives de mobilité et de services nombreux en milieu dense, tandis que les habitant·es des périphéries en sont dépourvus et sont exposés à un cercle vicieux: un accès limité aux emplois et aux services, des coûts automobiles croissants, et une dépendance accrue à des infrastructures congestionnées pour accéder à la ville. En l’absence d’alternatives, les ménages les plus exposés se retrouvent dans des situations d’immobilité.
Ce système à deux vitesses est un héritage des décennies passées où l’étalement urbain a ancré une dépendance automobile au cœur de nos modes de vie. L’idéal d’une ville dense et compacte associée aux mobilités actives semble aujourd’hui une réponse aux impératifs écologiques. La densité allant de pair avec une ville où les distances se raccourcissent, les déplacements peuvent s’y faire à pied, à vélo voire en transports publics. Le concept de «ville du quart d’heure» de Carlos Moreno a ainsi popularisé cette vision axée sur l’accès aux services du quotidien à proximité.
Mais l’élan de densification, comme le rappelait Luca Pattaroni dans une précédente chronique du LaSUR1>«La densification, à quel prix?», Le Courrier du 18 septembre 2024., a aussi contribué à la spéculation immobilière et à l’éviction des précaires vers les périphéries, où l’offre de services et de transport public reste moins développée. Des inégalités, déjà visibles dans l’accès au logement urbain, s’étendent donc aussi aux mobilités. Une approche qui englobe les coûts liés au logement et ceux liés à la mobilité contrainte qui découle de sa localisation semble nécessaire pour analyser ces inégalités cumulées via une réflexion partagée entre professionnels du logement et de la mobilité, attentive à ce «coût résidentiel» total des ménages et capable de s’accorder sur son maximum raisonnable.
Il apparaît donc que la ville compacte et du quart d’heure, lorsqu’elle se base sur une densification structurée par les services du quotidien et autour des stations de transports publics, peut favoriser une mobilité plus raisonnée, mais ne peut constituer une vision unique sur tout le territoire. Ainsi pour les exclu·es de la ville dense comme pour celles et ceux qui choisissent de ne pas y résider, l’effectivité du droit à la mobilité, conditionnée à un coût raisonnable d’infrastructure pour la collectivité, reste une question dont l’arbitrage reposera sur une facilitation des mobilités résidentielles et quotidiennes visant l’accès aux zones denses.
Notes
Eloi Bernier est ingénieur, post-doctorant au Laboratoire de sociologie urbaine (EPFL).